Joseph de Maistre (1753-1821) n'est pas seulement un merveilleux écrivain, injustement tenu à l'écart de programmes scolaires, tout comme ses contemporains Bonald et Rivarol. C'est aussi un penseur vigoureux dont la lecture est indispensable à la formation de l'esprit. Quiconque a lu Joseph de Maistre est vacciné à tout jamais contre les sophismes de Voltaire, Rousseau et leurs épigones.
Magistrat en Savoie (alors province du royaume de Sardaigne), Joseph de Maistre émigra en Suisse lors de l'invasion française de 1793 et publia Considérations sur la France en 1796. Devenu ambassadeur de Sardaigne en Russie, c'est dans ce pays qu'il situe son œuvre maîtresse, Les Soirées de Saint-Pétersbourg (1821), livre superbe et en outre, indispensable tant les vérités qu'il oppose aux "philosophes" du XVIIIe siècle semblent destinées à ceux de notre époque.
Mais un autre livre de J. de Maistre, Du pape, est à lire avant Les Soirées de Saint-Pétersbourg, qu'il précéda de deux ans. En effet, penseur politique, de Maistre ne pouvait se passer de réfléchir sur la religion car, comme il le dit dans les premières lignes de cet ouvrage de 1819, "les vérités théologiques ne sont que des vérités générales, manifestées et divinisées dans le cercle religieux, de manière qu'on ne saurait en attaquer une sans attaquer une loi du monde".
Infaillibilité et souveraineté
Le premier livre de son ouvrage traite de l'infaillibilité pontificale (dont le dogme ne fut proclamé qu'en 1854). Et sa première remarque illustre parfaitement le parallèle qu'il fait entre les vérités politiques et théologiques: "L'infaillibilité dans l'ordre spirituel et la souveraineté dans l'ordre temporel sont deux mots parfaitement synonymes." Comment ne pas remarquer que les adversaires de l'infaillibilité (du pape) et ceux de la souveraineté (des nations) sont bien souvent les mêmes ?
"Quand nous disons que l'Église est infaillible, nous ne demandons pour elle ... aucun privilège particulier; nous demandons seulement qu'elle jouisse du droit commun à toutes les souverainetés possibles." Ce droit commun à toute souveraineté, c'est ce que les politologues appellent aujourd'hui le "monopole de la contrainte légitime". TI faut qu'en dernier ressort quelqu'un décide. "Dans l'ordre judiciaire ... ne voit-on pas qu'il faut absolument en venir à une puissance qui juge et n'est pas jugée ?" Cette cour suprême, dans l'Église, c'est le pape.
En réalité, de Maistre ne parle pas d'abord de la souveraineté du pape, mais de celle de l'Église. Pour démontrer ensuite que celle-ci est tout entière entre les mains du pape. Car, s'il y eut des conciles, il n'yen eut jamais en dehors de la présence du pape, tandis que le pape peut décider en dehors des conciles. Dès qu'on s'en remet à quelqu'un d'autre qu'au pape pour trancher, le protestantisme remplace le catholicisme.
La foi des nations
Cette part irréductible de la souveraineté qui appartient au pape, n'existe-t-elle pas aussi dans l'ordre national ? "Le premier droit d'une nation est d'exister", a dit Jean-Paul II. Ce droit est-il respecté en ce qui concerne les nations d'Europe ? Si quiconque met le pied dans un pays en devient aussitôt citoyen, la nation veut-elle encore dire quelques chose ? Qui, aujourd'hui, garantit aux Français l'existence et l'avenir de leur nation ? Qui est aux patriotes ce que le pape est aux catholiques ?
J. de Maistre parle de politique, et non de théologie. Les ferments de divisions dans l'Église qu'il s'emploie à réfuter, on les voit germer et s'épanouir dans la société d'aujourd'hui. Nul ne veut, obéir à quelque règle morale s'il ne l'a pas fixée lui-même. Nul n'ose protester contre les écarts de mœurs, qu'on prétend relever de la sphère privée alors qu'ils s'étalent sur la voie publique et réclament la protection de la loi, au même titre que le mariage et la famille.
Dans ces conditions, il n'y a plus de civilisation, ni même de société. La licence remplace la liberté. "Les civilisations s'épanouissent dans la liberté mais s'étiolent dans l'incroyance", dit Raymond Aron dans l'une des dernières phrases de ses mémoires.
Le patrimoine de tous
Dans la suite de son livre, Joseph de Maistre démontre comment la papauté est une institution capitale de l'Europe, comment elle fut grande en même temps que les nations d'Europe, et faible et contestée quand l'Europe fut en proie aux divisions. Elle appartient au patrimoine de tous, croyants ou non, catholiques ou non. Son sort ne peut laisser personne indifférent, surtout de nos jours, tandis que l'Europe s'interroge sur son avenir ... et par conséquent sur son passé.